J.J. Cale
Deux interviews
L'article et la photo viennent de Guitare et Claviers numéro 143, de juillet/août 1993.
L'article est de Fred Spade, la photo de Stills.
Tous droits réservés.
A moins d'aller le traquer sur ses terres californiennes, on a bien peu de chance de croiser J.J. Cale.
Après une bonne vingtaine d'années vécues à la nomade, dans une caravane,
le roi du laid-back, le père tranquille du folky-blues peinard, l'empereur de la sieste guitaristique
s'est enfin fixé. Il a élu domicile dans une maison située au nord de San Diego,
en pleine cambrousse, avec pour seuls compagnons quelques crotales et une ribambelle de lapins de
garenne. C'est là, quasiment seul qu'il a concocté "Number 10", son
dixième album avec des synthétiseurs, une boîte à rythmes et bien sûr
ses guitares. À vrai dire, J.J. Cale aurait pu faire l'effort d'aller enregistrer en studio. Mais il n'a pas
voulu. Il a préféré livrer à sa maison de disques et à son public
des maquettes. Ce n'est pas la première fois me direz-vous. Les fans du bonhomme auront
noté que chacun de ses ouvrages contient des titres réalisés en solo avec du
bric et du broc. Mais cette fois-ci, il nous a joué la totale. "Ma maison de disques m'a
tellement gonflé avec la promotion de "Travel-Log", l'album précédent
-- pendant six mois je n'ai pas arrêté de donner des interviews -- que je n'avais pas
franchement envie de me fouler. Ils voulaient un album, je leur en ai donné un. Et puis de toute
façon, des maquettes peuvent sonner bien mieux que certains enregistrements avec de bons
musiciens." Quoi qu'il en soit, J.J. Cale est désormais libre. Son contrat avec
Silvertone vient de s'achever et personne ne lui a encore fait la moindre proposition. Il ne s'en
inquiète pas. "J'ai atteint un stade où je n'ai plus besoin d'enregistrer pour vivre
confortablement. Plus de 80% de l'argent que j'ai gagné provient des droits que je perçois
sur les versions de mes chansons interprétées par d'autres (Tom Petty, Eric Clapton,
Lynyrd Skynyrd, Waylon Jennings...). J'ai gagné beaucoup d'argent en écrivant pour les
autres, surtout au milieu des années 70."
Vous auriez même pu en gagner encore plus si vous aviez joué un tant soit peu le
jeu du show business, non? Oui, bien sûr. Mais même si enregistrer des disques
m'amuse et que j'aime la musique, il y a toute cette part de business qui me fatigue profondément.
Tout un tas de trucs qui n'ont rien à voir avec la musique. La partie sombre du boulot, la promo, les
interviews, les photos, les télés, tout ça. Pout te dire, ça me gonfle tellement
que je ne choisis même pas les pochettes de mes disques. On se contente de me les proposer et je
dis oui ou non. Ce genre de choses ne m'intéresse absolument pas.
La musique et rien que la musique donc? Ouais. J'adore jouer, mais ce n'est pas
en jouant que tu paies ton loyer. Mon truc a toujours plutôt été d'écrire des
chansons. Il y a des artistes bien meilleurs que moi pour les interpréter. Quand je vois des gens
comme Michael Jackson avec leurs danseurs, je me dis qu'aujourd'hui, on veut que les musiciens soient
à tout prix des entertainers. De nos jours, on n'admire plus un pianiste qui sait bien jouer,
comme il y a vingt ans, mais un show bien réglé, avec une multitude d'effets
spéciaux.
C'est parce que vous ne vous considérez pas comme un entertainer que vous vous
produisez si peu sur scène? Non, pas du tout. Mais quand je joue, je veux que ce soit
dans de bonnes conditions. Je tiens à offrir un son de qualité à mon public.
Malheureusement, je n'ai jamais attiré une foule suffisante pour avoir le son parfait. Si j'étais
juste un peu plus populaire, si j'avais plus de moyens, je pourrais me payer de meilleurs ingénieurs
du son. Si je partais en tournée aujourd'hui, il serait certainement pourri.
Ce ne serait pas plutôt par paresse que vous ne bougez pas de chez vous?
Paresseux moi? (Il sourit.) Non, pas vraiment. C'est vrai qu'on ne me voit pas souvent sur
scène, mais chez moi, je travaille. Seulement, comme il faut bien coller une image à un
artiste pour vendre des disques, on m'a attribué celle du mec qui écrit des chansons en
solitaire chez lui, sans trop se presser. Ma supposée paresse semble être un très bon
outil pour commercialiser mes albums.
A propos d'albums, vous n'êtes pas très prolixe. Dix albums en vingt
ans, c'est toujours mieux que Michael Jackson, non?
Musicalement, votre style n'a pas trop changé depuis "Naturally", votre
premier disque. Non, c'est vrai. Pourtant j'essaie quelque chose de nouveau à chaque
fois et finis malgré tout par refaire toujours le même genre de trucs. Tout ceci a d'ailleurs une
histoire. Après l'album "5", j'ai dit à ma maison de disques que j'allais changer de
registre musical. Je leur ait présenté vingt chansons que j'avais écrites et ils ont
choisi toutes celles qui sonnaient comme ce que j'avais fait avant en me disant au sujet des titres
différents: "Oh! Ce n'est pas toi J.J." D'un point de vue marketing, il leur faut
quelque chose de calibré en fonction de mon passé. Il se peut d'ailleurs qu'un jour je sorte
tous ces titres inédits et différents. Certains risquent d'avoir des surprises.
Finalement, l'une des rares chansons à se démarquer de votre œuvre, c'est
Cocaine. Une fois n'est pas coutume, vous utilisez de la distorsion sur la guitare. Oui,
mais au départ, j'ai écrit cette chanson comme du jazz. Ce n'était ni du rock'n'roll ni
de la country, mais un vieux swing à la Mose Allison. Audie Ashworth, mon manager de
l'époque, avait aimé. Mais il m'a dit: "Pourquoi n'en fais-tu pas un titre rock, plus
actuel (Nous sommes en 1976, NDLR.), plus dur?" Je l'ai modifié et ça a
marché. Malheureusement, la bande contenant la maquette de la version jazz originale n'existe
plus.
Vous connaissez bien Eric Clapton? Je l'ai rencontré deux ou trois fois.
Que pensez-vous de ses reprises de vos compositions? J'adore la version live de
Cocaine au Japon.
Parfois, en écoutant Dire Straits à, la radio, vous n'avez pas l'impression d'avoir
écrit leurs chansons? Non, pas du tout. Mais j'adore la façon dont joue Mark
Knopfler. Vous savez, de toute façon, on s'inspire toujours les uns des autres. On prend toujours
quelque chose à quelqu'un, un accord par-ci par-là. Prenez Clapton par exemple, il a
joué mes chansons, mais il avait joué du blues avant. Il a fallu qu'un Anglais vienne
s'inspirer de notre musique et la rende accessible au grand public pour que les Américains s'y
intéressent. C'est comme Robert Johnson. À l'époque, lui aussi s'est certainement
inspiré de quelqu'un. Il n'y a rien de mal à ça.
Quels sont les guitaristes qui vous ont le plus influencé? Chet Atkins et
Les Paul essentiellement. J'ai beaucoup appris d'eux. Et de Django Reinhardt aussi. Quiconque joue de la
guitare ne peut ignorer l'existence et l'œuvre de Django. J'ai découvert sa musique à
travers des gens qui l'imitaient sans même savoir qu'il existait. Mais quand j'ai entendu le vrai, plus
tard, j'ai compris. En outre, j'ai aussi beaucoup appris de guitaristes moins bons. On peut apprendre
énormément des mauvais guitaristes.
Comment obtenez-vous ce son si fluide? Il ne tient à aucune guitare en
particulier. Quelles que soient celles que j'utilise, il demeure le même. J'ai souvent essayé de
le changer, mais sans succès. Jouer avec les doigts, sans médiator doit aider. D'autre part,
j'ai de toutes petites mains, ce qui ne m'a pas toujours facilité la tâche. Quant aux claviers,
pendant une période, j'ai beaucoup utilisé un piano Fender Rhodes. Mais désormais,
je me sers d'un synthé avec le son Rhodes programmé à l'intérieur.
Comment abordez-vous l'élaboration de vos mélodies de guitare?
Elles sont souvent pensées, mais j'essaie quand même de laisser libre cours au feeling
dès que je peux. En vieillissant, je deviens aussi plus bavard avec ma guitare. Avant, je jouais
davantage avec les silences.
Vous avez produit le dernier album de John Hammond. Faut-il y voir le début d'une
nouvelle carrière? Non, John est un ami et le seul musicien que j'aie jamais produit. Et
puis, il ne faut rien exagérer. Je me suis contenté de mettre le magnétophone en
route puis d'apposer mon nom sur la pochette.
Que faites-vous lorsque vous ne jouez pas de guitare? Actuellement, j'installe un
système d'irrigation pour alimenter mes arbres en eau.
Vous voyez qu'il n'est pas si feignant que ça le monsieur.
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L'article et la photo viennent de Guitar World numéro 8, 1989.
Tous droits réservés.
Tout ce que j'attends de l'avenir tient en peu de choses: j'espère pouvoir regarder la
télévision encore pas mal de temps, me balader dans mon mobile home, monter un groupe
pour repartir en tournée: les hôtels, les night-clubs, et tout le tralala. Et puis, j'espère
pouvoir me reposer encore un peu...
Mon installation dans une vraie maison remonte à quelques mois. Je ne m'y sens pas
prisonnier, je peux partir dès que j'en ai envie. Je tiens à cette mobilité. Pourtant,
j'éprouve moins le besoin de bouger tout le temps. Sans doute parce que, à cause de mon
métier, je rencontre beaucoup de gens. Un musicien inconnu se doit de bouger pour se faire
connaître et un musicien célèbre doit courir le pays pour confirmer sa
popularité, c'est curieux non? Enfin, je peux toujours aller camper de temps en temps, mais
là j'avais envie de m'installer dans une vraie maison pour disposer de tout mon matériel
d'enregistrement à domicile.
Ce que je préfère dans la vie? Jouer de la guitare, composer, jouer en public.
J'aime bien aussi ne rien faire, chanter également, enfin le minimum pour assurer mes chansons.
Je ne considère pas la musique comme un métier, on ne peut en parler qu'en
termes de plaisir. Quand il disparaît, je m'arrête. Il m'est arrivé d'écrire des
chansons avec le souci de plaire. Maintenant, je me contente de jouer ce qui me plaît, si ça
séduit le public tant mieux, sinon... Dès qu'on me demande d'écrire quelque chose
de commercial, dès qu'on m'envoie composer comme un employé, je me bloque. C'est pour
cette raison que j'ai rompu mon précédent contrat d'enregistrement. Et puis, si je savais
vraiment comment écrire des chansons commerciales, je serais milliardaire à cette heure!
Mais le public se montre tellement changeant... Alors, finalement, j'écris d'abord pour moi, sans
aucune arrière-pensée mercantile...
On a récemment repris l'une de mes chansons enregistrées par Eric Clapton,
After Midnight, pour illustrer un spot télévisé. Une pub pour de la bière!
Quand on me l'a appris, je n'ai pas voulu le croire. Et ça dure depuis plus d'un an! Ça rapporte
tellement de droits... Je pensais en avoir fini avec cette chanson et voilà qu'elle revient me hanter
plusieurs fois par jour! Cela dit, je ne m'oppose pas à l'utilisation publicitaire de mes chansons. En
fait, je m'en fous totalement. On peut bien en faire ce qu'on veut! Je n'ai pas l'exclusivité de mes
chansons. J'aime beaucoup la version live de Cocaine par Eric Clapton. J'écris des
chansons, on peut les réenregistrer, changer les paroles, les utiliser pour des pubs, ça m'est
bien égal. En vérité, je suis toujours étonné que quelqu'un veuille
approfondir ce que j'ai commencé.
J'ai réellement apprécié ce que j'ai appelé ma "retraite
provisoire". Je n'avais strictement rien à faire. Entre deux émissions de
télé, je lisais le New York Times ou le Los Angeles Times. Et voilà
tout! J'ai bien dû écrire quelques chansons, mais habitant dans une caravane, j'ai eu du mal
à enregistrer quoi que ce soit. Bref, je n'en foutais pas lourd, un peu comme maintenant d'ailleurs.
Ça ne m'a pas vraiment gêné de ne plus enregistrer avec mon vieux complice Audie
Ashworth, je n'ai pas vraiment constaté de différences. Je m'installais devant la
console et je jouais, comme je le faisais auparavant.
Tous les gens que je connais m'ont plus ou moins aidé à enregistrer
"Travel-Log", mon dernier album. Difficile donc de citer des noms plus que d'autres. Des
amis m'ont aidé à sélectionner les titres, d'autres ont plus ou moins participé
aux séances...
Mon dernier disque ne contient pas que des nouvelles compositions. Ayant rompu mon
précédent contrat avant l'échéance prévue, j'ai conservé une
partie des chansons déjà écrites pour les incorporer à cet album: des
démos de 1984-1985 qui trainaient le temps que je trouve une maison de disques.
A part mes ongles un peu amochés et sales, j'ai les mains en bon état: plus un cal.
Il faut dire que j'utilise des cordes plus fines qu'avant. Avec les grosses cordes d'antan, on se blessait les
doigts. Il fallait les tremper dans de la térébenthine pour en durcir les
extrémités. Mais, ce faisant, on sent moins bien les cordes avec des cals au bout des doigts.
Pour éviter ces inconvénients il suffit, maintenant, de jouer sur des cordes fines.
Je me dis souvent en écoutant mes chansons, Cocaine notamment: Tiens je
ferais mieux aujourd'hui. Si je les enregistrais aujourd'hui, elles ne ressembleraient probablement pas
à leur version originelle.
Les gens m'ont souvent demandé mon point de vue sur la drogue. En vérité,
le problème ne m'a pas attendu pour surgir et se développer. Qu'attend-on de moi? Que je
pontifie comme un vieux machin?
J'ai choisi Los Angeles à cause du climat. Il y fait toujours beau. J'ai vécu à
Nashville, à Tulsa pendant vingt-cinq ans, mais en ce moment je préfère la
Californie. Toutes ces montagnes... Quant au téléphone, j'aurais pu en avoir un dans la
caravane mais ça présentait quelques difficultés. Je n'aime pas trop ces
répondeurs qu'on entend partout. On ne sait même plus qui est derrière le
répondeur. Enfin, il semble qu'à ce point de ma carrière il était temps d'avoir
le téléphone.
Je n'éprouve aucune amertume de voir tous ces guitar heroes remporter tant de succès
et gagner tant d'argent. Je ne suis pas aigri, on me paye très bien pour faire ce que j'aime
faire. Je ne suis peut-être pas très célèbre, mais c'est le cas de tas de gens
importants qui restent dans l'ombre: des compositeurs, des guitaristes, des producteurs...
On a décelé mon influence dans le jeu de guitaristes comme Knopfler. Eh bien, je
ne sais pas trop quoi en dire. Ces gens-là prennent le meilleur de ce que j'ai pour l'intégrer
à leur jeu. On agit tous comme ça, j'aime beaucoup les Dire Straits autant que Clapton. Tous
les emprunts se justifient, sans eux pas d'avancée possible.
Je commence à m'enfoncer dans la cinquantaine. Ça devient dur... Enfin, tout ça ne
devrait représenter qu'une simple affaire de chiffres. Je me réjouis de me réveiller
vivant, chaque matin. Le reste en comparaison ne me semble avoir aucune importance. Le monde de la
musique peut faire tellement de mal, la drogue et tout le reste...
J'aime bien partir en tournée. Je ne fais rien pendant un bon moment et puis l'album sort et
me voilà sur la route, occupé à bosser tous les jours, ça finit par
s'arrêter et je peux de nouveau rien faire. Tout semble si calme, alors, après tous ces avions,
ces bus et ces hôtels. On peut devenir cinglé sur la route, on y mène une vie dure,
anormale.
J'ai grandi en écoutant Hank Williams et Jimmy Red... Ils étaient à peu près
contemporains. Je ne les écoute plus beaucoup. J'aime bien le new age, c'est reposant. Quand je
me trouve à San Francisco, je ne manque jamais d'en écouter à la radio, c'est
vraiment leur truc là-bas. J'écoute pas mal de nouvelle country et du blues, il y a tous ces
jeunes bluesmen à Los Angeles qui sont vraiment très forts. Sinon, j'aime toujours le jazz.
J'ai du mal à piger la décennie qu'on va bientôt quitter. Elle est encore trop
fraîche. Néanmoins, je crois qu'une fois de plus, une génération a
trouvé sa musique. Il y avait Benny Goodman pendant les années 40, Elvis pendant les
années 50, Les Beatles, les Byrds et Hendrix pendant les années 60, Dieu sait ce qu'on
écoutait pendant les années 70, et depuis 1985, c'est le heavy metal qui marche le mieux,
à mon avis. Les gamins d'aujourd'hui aimeront ça jusqu'à la fin des temps. Ça ne me
déplaît pas parce que je suis guitariste moi aussi. De plus ces foutus groupes sont capables
de jouer live, eux, au moins. Enfin, n'exagérons rien. Je n'aime pas tout le heavy metal, loin s'en
faut.
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